IV
Pas le choix
Le lieutenant Hugh Bolitho se tenait assis dans un coin de sa chambre, une jambe calée contre une membrure pour résister au roulis. Le cotre craquait de partout. Ils dérivaient paresseusement sous le vent dans des bourrasques de neige et de grésil.
Etaient en outre présents, Gloag, les deux aspirants et le bosco, Pyke. L’espace réduit sentait l’humidité et le brandy.
Bolitho avait le sentiment de n’avoir jamais rien porté de sec de toute sa vie. Le Vengeur taillait péniblement sa route depuis deux jours en longeant la côte de Cornouailles, et il n’avait jamais dormi plus de quelques minutes d’affilée. Quant à Hugh, on aurait pu croire qu’il ne prenait jamais le moindre repos. Il rappelait sans cesse ses hommes à la vigilance, alors que seul un fou aurait osé mettre le nez dehors par un temps pareil. Ils se trouvaient à présent sous le vent du cap Lizard et de ses récifs. On sentait confusément sa présence, alors qu’il faisait un noir d’encre et qu’aucune côte n’était en vue, adversaire invisible et malfaisant qui attendait la moindre erreur de leur part pour leur raboter la quille.
Bolitho était très impressionné par le calme imperturbable de son frère, par cette façon qu’il avait de prendre ses décisions sans l’apparence d’une hésitation. Et Gloag, qui avait bien l’âge d’être son père, semblait lui accorder la même entière confiance.
Il était justement en train de leur donner ses directives :
— J’avais l’intention de mettre un détachement à terre, et j’envisageais d’y aller moi-même pour voir un informateur. Malheureusement, le temps en a décidé autrement. Une chaloupe risquerait fort de se perdre, et nous n’aurions même plus le bénéfice de la surprise.
Bolitho jeta un coup d’œil à Dancer, pour observer sa réaction : des informateurs, des rendez-vous secrets dans l’ombre, voilà qui ne ressemblait pas du tout à la Marine.
— Je connais bien l’endroit, monsieur, fit Pyke de sa voix rude. C’est apparemment là que ce percepteur a été assassiné. Et c’est l’endroit idéal pour effectuer un débarquement clandestin.
Hugh le regarda avec un intérêt nouveau.
— Et vous pensez que vous pourriez prendre contact avec cet homme ? Après tout, s’il prétend que les oiseaux se sont envolés, il n’y a aucune raison pour que je n’aille pas y faire un tour.
— Je peux essayer, monsieur, lui répondit Pyke.
— Essayer, mais bon Dieu, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit !
Et voilà, le tempérament impétueux de Hugh reprenait le dessus.
— Comprenez-vous ce que je veux dire ? insista le lieutenant.
— Oui, monsieur. Si on arrivait à débarquer sans trop se racler la quille, on pourrait aller faire un tour à la chaumière, comme vous vouliez faire au début.
— Très bien, décida Hugh, mettez un détachement à terre le plus vite possible. Essayez de tirer le maximum de cet homme, mais ne lui donnez pas un sou.
Et, se tournant vers son frère :
— Richard, tu vas avec Mr. Pyke. La présence de, euh… de mon second lui fera peut-être de l’effet, non ?
Gloag se frottait la peau du crâne.
— Je vais voir comment est la marée, monsieur. I’faudrait tout d’même pas perdre votre frère à sa première sortie, hein ?
Et il sortit, riant dans sa barbe, d’un rire qui cessa très vite : quelqu’un le hélait.
— Brisants sous le vent, monsieur !
C’était Truscott, le canonnier, qui assurait seul le quart tandis que ses chefs faisaient de la haute stratégie.
— Il y a trop de cailloux dans le coin, décida Hugh Bolitho. Monsieur Dancer, montez sur le pont, faites préparer le petit canot et la compagnie de débarquement. Vérifiez qu’ils soient armés, mais assurez-vous également que les armes ne sont pas chargées. Je ne veux surtout pas que quelqu’un laisse partir un coup par mégarde, et vous m’en répondrez personnellement.
Le regard s’était fait soudain plus dur, mais il se détendit instantanément.
— Voilà, c’est tout ce que nous pouvons faire. Le bruit court qu’une cargaison de contrebande a été déposée dans une anse, au nord-ouest de l’endroit où je vais vous débarquer. Il paraît aussi que les marchandises doivent rester cachées là tant que le Vengeur est dans les parages.
Il tapa du poing sur la table :
— Ils racontent tous des tas de choses, mais rien qui ait la moindre valeur !
— Ça semble plausible, monsieur, fit Pyke. Je vais prendre le mille-pattes, juste au cas où.
— Le canot est paré, m’sieur, annonça un matelot. Mr. Gloag vous présente ses respects, et demande si le jeune monsieur pourrait monter.
— J’arrive, répondit Hugh, les précédant.
Bolitho était gelé jusqu’à la mœlle : voilà ce que c’est, songea-t-il, il suffit de quelques jours à la maison. Épuisé, saoulé de mer et de vent, il n’en pouvait mais.
Il jeta un coup d’œil au canot qui tossait le long du bord. Il faisait si sombre qu’on distinguait à peine sa silhouette dans les embruns.
Dancer courut vers lui :
— J’aurais tellement aimé venir avec toi.
— Moi aussi, répondit Bolitho en lui prenant le bras, je me sens complètement perdu au milieu de tous ces hommes que je ne connais pas.
Son frère arriva en titubant sur le pont glissant.
— Allez, on s’en va. Mettez en route, bosco.
Il se tut, le temps que Pyke s’éloigne un peu.
— Ouvre grands tes yeux, je vais aller me planquer où je pourrai, mais je serai revenu aux premières lueurs, quoi qu’il advienne. Si mes informations contiennent un fond de vérité, on a peut-être une chance.
Bolitho enjamba la lisse, mais dut attendre que ses yeux se fissent à l’obscurité : un faux mouvement, et il serait emporté comme un fétu.
Il n’avait pas eu le temps de reprendre son souffle que le canot poussait et entamait une large boucle pour s’éloigner du Vengeur. Tout en tenant la barre, Pyke surveillait les alentours par-dessus la tête des rameurs pour trouver son chemin à travers les roches affleurantes.
Pour essayer de se détendre un peu, Bolitho lui demanda :
— C’est quoi au juste, votre mille-pattes, monsieur Pyke ?
Le bosco eut un sourire narquois :
— Ici, monsieur !
Il lui montra quelque chose du pied tout en se penchant pour pousser la barre.
Bolitho se pencha pour regarder : il y avait là deux énormes grappins comme il n’en avait encore jamais vu, avec deux pattes qui débordaient en forme de jambes.
Pyke lui en expliqua l’usage, sans quitter des yeux le rivage.
— Les contrebandiers ont coutume de couler leur marchandise en attendant que la côte soit claire. Dès que c’est le cas, ils récupèrent le tout. Mon petit mille-pattes me sert à chaluter au fond de l’eau – il eut un petit rire. J’ai pratiqué ça moi-même un certain nombre de fois.
— Terre droit devant ! annonça le brigadier.
Le canot faisait bonne route et les embruns soulevés par les pelles arrosaient copieusement les marins déjà mouillés jusqu’aux os.
— Doucement partout !
Ils longèrent sur leur tribord un gros rocher plat, si gros qu’il en étouffait le fracas des brisants.
Le canot s’échoua brutalement sur le sable tassé, et les hommes, jurant et pestant, durent sauter à l’eau pour le maîtriser. D’autres attrapèrent l’étrave pour éviter les éboulis de rochers.
Bolitho essayait vainement de ne pas claquer des dents. Il était bien obligé de se fier à Gloag et à Pyke ainsi qu’aux plans de son frère. Il était possible que ce fût l’anse visée, mais il n’avait aucun moyen de le savoir.
Pyke se tourna vers lui dans le noir :
— Eh bien, monsieur ?
— Vous êtes mieux placé que moi pour décider.
Bolitho savait bien que les hommes l’écoutaient attentivement, mais ce n’était pas le moment d’essayer de sauver sa dignité au péril de leurs vies. S’il était second du Vengeur, il n’en restait pas moins aspirant.
Pyke grommela quelque chose, sans qu’on sût exactement s’il était content ou pas de la réponse.
— Deux hommes restent à côté du canot, ordonna-t-il, vous pouvez charger vos armes à présent. Ashmore, fais le guet ; assure-toi qu’aucun bougre ne traîne dans les parages.
— Et dans ce cas ? demanda le dit Ashmore, toujours invisible.
— Tu lui casses la tête, et que Dieu ait son âme !
Pyke ajusta son ceinturon.
— Les autres, vous venez avec nous. Par une nuit pareille, ajouta-t-il à l’intention de Bolitho, il ne devrait pas y avoir de problème.
Ils entamèrent la montée sous la neige par un petit sentier en pente raide assez traître. En tendant la main à un matelot pour l’aider à passer un endroit particulièrement glissant, Bolitho aperçut la mer loin au-dessous d’eux, surface uniformément noire, soulignée seulement par les plumes blanches des rouleaux.
Il pensa à sa mère : comment croire qu’elle était seulement à une douzaine de milles de là ? Il y avait tout de même une différence de taille entre cette distance à vol d’oiseau et tout le chemin qu’avait dû faire le Vengeur avant d’arriver jusque-là.
Pyke paraissait increvable. Il grimpait le sentier sur ses longues jambes, comme s’il se fût agi de sa promenade quotidienne.
Bolitho essaya d’oublier le froid et le grésil qui l’aveuglait. Il fallait avancer comme un somnambule.
— Par là, fit Pyke.
Il pressa encore le pas ; la pente s’adoucissait et ils perdirent la mer de vue.
À peine assez grande pour contenir une pièce, la chaumière ressemblait à un gros rocher, avec ses murs bas, son toit de chaume et ses fenêtres étroites.
Qui pouvait bien avoir envie d’habiter un endroit pareil ? se demanda Bolitho. Ça faisait sans doute une sacrée trotte jusqu’au village ou hameau le plus proche.
Pyke observait la masure de l’œil du professionnel.
— Il se nomme Portlock, dit-il à Bolitho, c’est un type qui fait tous les métiers : ça braconne, ça fait le rabatteur pour les escouades de presse, plus n’importe quel petit commerce comme ça se présente – petit rire. Comment qu’il a échappé à la corde depuis le temps, c’est une chose qu’j’ai jamais pu comprendre.
— Robins, redescends donc un peu dans le chemin et surveille ce qui se passe. Coot, tu fais le tour par-derrière. Y a pas d’porte de l’aut’côté, mais on sait jamais – il se tourna vers Bolitho : Vaudrait mieux qu’ça soye vous qui frappiez à celle de d’vant.
— Mais je croyais qu’on devait agir dans la plus grande discrétion ?
— Jusqu’à un certain point. On a déjà réussi à arriver sans se faire remarquer.
Il s’approcha lentement de la chaumière.
— … mais si quelqu’un nous observe, monsieur Bolitho, on a intérêt à faire bonne impression, sinon, ce sacré Mr. Portlock terminera étripé comme un poisson !
Bolitho acquiesça : il apprenait des choses.
Il sortit son sabre courbe, hésita un instant, puis heurta le battant de la porte.
Rien ne se passa pendant un bon bout de temps : on entendait seulement le grésil crépiter sur le chaume humide, le souffle précipité des marins.
Enfin, une voix appela :
— Q… qui c’est qui frappe à une heure pareille ?
Bolitho poussa un soupir de soulagement : à entendre la description de Pyke, il s’attendait à une grosse voix. Et c’était une femme qui répondait, plutôt jeune et effrayée, à en croire le ton. Les marins s’agitaient.
— Au nom du roi, madame, ordonna-t-il fermement, ouvrez cette porte !
Lentement, avec hésitation, on ouvrit, et une lanterne sourde jeta un vague rai jaunâtre.
Pyke poussa le battant et ordonna :
— Un homme reste dehors.
Il saisit la lanterne et trifouilla dedans.
— Mais c’est une vraie tombe !
Bolitho retenait sa respiration. La lanterne s’éteignit, il ne voyait plus que la masse sombre de la chaumière.
Même dans cette pénombre, on se rendait compte que l’endroit était immonde. De vieux tonneaux et quelques caisses encombraient le sol, du bois de flottage et des débris d’épaves s’entassaient le long des murs et près du feu mourant, formant comme une espèce de barricade.
Bolitho observa la fille qui leur avait ouvert. Ce qu’elle portait pouvait à peine être qualifié de haillons et, malgré le froid, elle était pieds nus sur le sol de terre battue. Il en était malade : elle devait avoir à peu près le même âge que Nancy…
Un homme – sans doute Portlock – se tenait immobile près du mur du fond. Il était exactement comme Bolitho l’avait imaginé : l’air brutal, des traits vulgaires, le genre de lascar qui ferait n’importe quoi pour de l’argent.
— J’ai rien fait, s’exclama-t-il d’une voix grossière ! Z’avez pas l’droit d’envahir comme ça ma maison !
Personne ne répondit rien, ce qui lui donna de l’assurance :
— Et quelle sorte d’officier vous êtes, vous ?
Il fixait Bolitho d’un regard plein de haine.
— J’suis pas décidé à accepter ça d’un gamin !
Pyke traversa la pièce comme un spectre. Au premier coup, Portlock tomba sur les genoux, le second le jeta à terre. Un filet de sang coulait sur son menton.
Pyke ne respirait même pas plus vite.
— Bon, alors ? On se comprend bien, hein ?
Il s’était un peu reculé, Portlock grognait à ses pieds.
— A l’avenir, tu traiteras un officier du roi avec un peu plus de respect, quel que soit son âge, tu vois ce que je veux dire ?
Bolitho sentait bien que la situation le dépassait.
— Vous savez très bien pourquoi nous sommes ici.
Le regard de l’homme était passé de la fureur à la plus basse servilité.
— Mais fallait que j’soye sûr, monsieur.
Furieux et dégoûté, Bolitho fit volte-face :
— Interrogez-le vous-même, pour l’amour de Dieu.
Il baissa les yeux, mais une main lui toucha le bras. C’était la fille qui tâtait son manteau trempé, fredonnant à mi-voix comme une mère qui berce son enfant.
— Ecarte-toi, la fille ! lui ordonna brutalement un marin – et à l’intention de Bolitho : J’ai déjà vu ce regard-là, monsieur, quand ils déshabillent les pauvres hères pendus au gibet !
— … ou ceux qui ont eu le malheur de faire naufrage, non ? commenta suavement Pyke.
— J’comprends rien à c’que vous dites ! jura Portlock.
— On verra ça plus tard. À propos, dis-moi donc si la cargaison est encore ici ? lui demanda Pyke d’un ton glacial.
Portlock fit oui de la tête et regarda le bosco comme un lapin pris au collet.
— Parfait. Et quand viennent-ils la récupérer ? – il durcit encore le ton. Je ne veux plus de mensonges.
— Demain matin, au jusant.
— Je crois qu’il dit la vérité, dit Pyke à Bolitho, c’est plus facile de récupérer ce genre de choses à marée basse. Et en prime – une grimace –, les bateaux de la douane sont contraints de rester plus au large.
— Nous ferions mieux de ramasser tout le monde à la fois.
Mais Pyke regardait toujours l’autre sans rien dire. Il finit par décider :
— Toi, tu restes ici.
— Mais l’argent, protesta Portlock, on m’a promis de l’argent !
— Au diable ton argent ! répliqua impulsivement Bolitho – Pyke l’observait avec un certain amusement. Si tu nous trahis, ton sort sera encore bien pire que ce qui t’attend avec ceux que tu viens de vendre !
La fille avait des ecchymoses sur la joue, des blessures près de la bouche. Mais lorsqu’il s’approcha d’elle, elle recula brusquement et lui aurait craché dessus si un matelot n’était pas intervenu.
Pyke sortit de la maison et lui dit simplement :
— Vous feriez mieux de garder vos bons sentiments pour quelqu’un d’autre, monsieur. La vermine prospère sur la vermine.
Bolitho se mit en marche avec lui. Les bordées, les pyramides de toile d’un bâtiment de ligne, tout cela paraissait tellement loin ! On en était au dernier stade de la sauvagerie, où même la plus minuscule gentillesse était regardée comme une faiblesse.
— Allez, on s’en va, s’entendit-il dire, je ne veux pas rester un moment de plus ici.
La neige tombait de plus belle. Lorsque Bolitho se retourna une dernière fois, la chaumière avait disparu.
— L’endroit en vaut bien un autre pour attendre.
Pyke se frottait les mains et soufflait sur ses doigts frigorifiés. C’était la première fois qu’il manifestait quelque désagrément.
Pataugeant dans la gadoue et l’herbe à moitié gelée, Bolitho essayait de ne pas penser aux bons repas chauds de Mrs. Tremayne ni à son bon lit. Il était ramené à la dure réalité : ils avaient marché deux heures, longeant les falaises dans le vent et la froidure, et il ne pouvait faire autrement que suivre Pyke aveuglément.
— L’anse est par là, annonça le bosco : pas grand-chose de remarquable, mais elle est bien abritée et il y a quelques gros cailloux qui cachent l’entrée. À marée basse, ça fait un bon abri. Ça sera là, sinon, ce sera pour un autre jour.
Comme l’un des marins maugréait, Pyke le reprit brutalement :
— Tu t’attendais à quoi, au juste ? À un hamac bien chaud avec un pot de bière ?
Bolitho décida d’en prendre son parti et s’assit sur un petit monticule de terre. De leur côté, les sept hommes qui composaient son détachement essayèrent de s’installer au mieux. Trois autres étaient restés derrière pour surveiller le canot. Cela ne faisait pas grand monde en cas de malheur, mais ils étaient tous expérimentés, durs, disciplinés, prêts à combattre.
Pyke sortit une bouteille de son manteau et la tendit à Bolitho :
— Du brandy, fit-il seulement, pris d’un rire étouffé, c’est vot’frère qui l’a confisqué à un contrebandier voilà une paye.
Bolitho absorba une goulée et crut mourir : c’était du feu, mais il réussit à tout avaler.
— Faites-la donc passer, suggéra Pyke, on en a encore pour un bout de temps.
Chacun avala sa petite rasade dans un concert de grognements satisfaits.
— J’ai entendu un coup de feu ! s’exclama l’aspirant, oubliant instantanément l’inconfort de la situation.
Pyke ramassa la bouteille, la fourra dans son manteau et déclara d’une voix calme :
— Ouais, une arme de faible calibre, sans doute un navire en détresse.
Il plissait les yeux pour essayer de percer l’obscurité.
Bolitho fut pris d’un violent frisson. Les naufrages ne se comptaient plus sur cette côte : bâtiments en provenance des Caraïbes, de la Méditerranée, de partout… Quand on pensait à ces milliers de lieues parcourues, pour en finir là, en Cornouailles… Il y avait assez de rochers pour vous arracher la quille, et les falaises interdisaient tout espoir de survie, même à un excellent nageur.
Et pour couronner le tout, l’horreur finale, les naufrageurs.
Il se disait qu’il avait peut-être mal entendu, lorsqu’un autre coup de feu se répercuta en écho contre les falaises.
— … se sera trompé de route, murmura un matelot, l’a dû prendre le Lizard pour Land’s End. Ça s’est déjà vu, m’sieur.
— Ah, les pauvres diables ! fit Pyke.
— Qu’est-ce qu’on fait ? lui demanda Bolitho qui essayait de deviner son visage. Nous ne pouvons pas les laisser mourir comme ça…
— Nous ne savons pas s’il est en train de s’échouer. Et si c’est le cas, on n’est même pas sûr qu’il va s’échouer. Il peut très bien atterrir sur une plage à Porthleven ou même échapper aux dangers.
Bolitho se détourna : Dieu du ciel, Pyke n’en avait rien à faire. La seule chose qui l’intéressait, c’est ce qu’il avait à faire : capturer son butin, un point c’est tout.
Il essaya de s’imaginer ce navire inconnu. Il y avait sans doute des passagers à bord, peut-être même certains ne lui étaient-ils pas inconnus.
— Nous allons faire le tour de l’anse, monsieur Pyke, décida-t-il en se levant. On peut aller jusqu’à l’autre pointe et, de là, on a des chances de le voir au plus vite.
Pyke sauta sur ses pieds :
— C’n’est pas dans les habitudes, j’vous assure – il était hors de lui. Ce qui est fait est fait. Le capitaine nous a donné des ordres, on doit obéir.
Bolitho se sentait acculé, tous les regards rivés sur lui.
— Robins, retournez au canot et prévenez-les. Vous arriverez à retrouver le chemin ?
Robins n’avait qu’à dire non, à proclamer son ignorance, et tout se serait arrêté là. Il savait à peine les noms des autres.
Mais Robins répondit fièrement :
— Bien sûr, monsieur, que j’pourrais – il hésita. Et après, monsieur ?
— Restez avec eux, lui répondit Bolitho. Si vous apercevez le Vengeur à l’aube, faites l’impossible pour prévenir mon, euh… mon capitaine de ce qui se passe.
Voilà, c’était fait : il avait désobéi aux ordres de Hugh, il avait passé outre aux objections de Pyke en prenant sur lui d’aller reconnaître ce bâtiment en perdition. Ils n’avaient que leurs armes, même pas le mille-pattes de Pyke pour essayer de le haler dans des eaux plus profondes.
— Dans ce cas, suivez-moi, fit Pyke, furibond. Mais je veux que ce soit bien clair : je suis absolument opposé à ce que vous nous faites faire.
Ils prirent un petit sentier étroit, chacun plongé dans ses pensées.
Bolitho se remémorait le Sandpiper, lorsque Dancer et lui avaient dû faire face à un pirate deux fois plus gros qu’eux. À présent, le cas était totalement différent, et il aurait bien aimé avoir son ami avec lui.
Alors qu’ils faisaient un crochet pour dépasser un éboulis, l’un des marins cria :
— Ici, monsieur ! Des lumières !
Etonné de voir si vite ce qu’il espérait, Bolitho regarda dans la direction indiquée : deux lanternes très espacées en contrebas de la pointe. Elles bougeaient, mais lentement, l’une après l’autre.
— Les ont attachées sur des poneys, j’imagine, déclara Pyke. Et comme ça – il crachait presque ses mots –, le patron va croire que c’est un mouillage sûr.
Bolitho voyait parfaitement ce qui se passait. Comme si c’était déjà fait, comme s’il y était : le navire, l’équipage encore en proie à la panique quelques instants plus tôt ; puis l’apparition des deux feux, d’autres navires à l’abri.
Mais en fait, il n’y avait que des rochers ; les êtres vivants qui les attendaient portaient couteaux et gourdins.
— Il faut qu’on tombe sur ces porteurs de lampe, fit-il, on a peut-être encore le temps.
— Mais vous êtes fou ! répliqua Pyke. Ils sont une armée, là-bas ! On n’a aucune chance de s’en tirer !
Bolitho fit volte-face, surpris lui-même par le son de sa voix, si calme, alors qu’il tremblait de tous ses membres.
— Sans doute très peu de chances, monsieur Pyke. Mais nous n’avons pas d’autre choix.
Ils entamèrent leur descente vers la crique. La nuit leur parut soudain plus calme, comme si elle retenait son souffle pour eux.
— Il reste combien de temps avant l’aube ?
— Trop pour que ça puisse nous aider, jeta Pyke en lui lançant un regard bref.
Bolitho chercha machinalement son pistolet : faire feu ? Pyke devait lire dans ses pensées, espérer contre tout espoir qu’avec le jour, le cotre pourrait se porter à leur secours.
Il pensa à Hugh : qu’aurait-il fait à sa place ? Il aurait certainement monté un plan quelconque.
— J’ai besoin de deux hommes, fit-il d’un ton calme. Nous allons nous diriger vers les feux tandis que vous, monsieur Pyke, prendrez les autres et irez faire diversion dans la colline.
Rien que ça !
— Mais vous ne connaissez même pas la plage ! s’exclama Pyke, il n’y a pas un endroit où se cacher ! Ils vont vous tailler en pièces avant que vous ayez fait deux pas !
Bolitho sentait sa chemise mouillée lui coller à la peau : il risquait d’avoir encore bien plus froid à très brève échéance, quand il serait allongé, raide mort.
Pyke avait senti son désarroi, mais aussi sa volonté farouche de tenter l’impossible.
— Babbage et Trillo sont les deux meilleurs, décida-t-il brusquement, ils connaissent l’endroit. Mais ils n’avaient pas besoin de venir mourir ici.
Celui qu’on appelait Babbage sortit son grand couteau et passa lentement le pouce sur le tranchant. Le second marin, Trillo, un homme petit et râblé, portait quant à lui une énorme hache d’abordage.
Ils se détachèrent tous deux du groupe pour rejoindre l’aspirant : des hommes habitués à obéir, qui savaient que cela ne sert à rien de regimber.
— Merci, fit simplement Bolitho en s’adressant à Pyke.
— Allez ! ordonna le bosco au reste de la troupe, suivez-moi – et, à destination de Bolitho : Je ferai ce que je pourrai.
Bolitho vissa fermement son chapeau sur sa tête, prit son sabre d’une main et son gros pistolet de l’autre. Ils descendirent en contournant les éboulis pour se retrouver dans le sable dur. Son cœur qui cognait dans sa poitrine l’empêchait presque d’entendre les pas des deux matelots derrière lui.
Il aperçut d’abord le feu le plus proche, l’ombre d’un cheval entravé, puis, plus loin sur la plage, un autre animal qui portait une lanterne accrochée à une grande barre mise en travers sur son dos.
Il était difficile de croire qu’une ruse aussi grossière pût tromper qui que ce fût, mais Bolitho savait d’expérience qu’un équipage ne voit souvent que ce qu’il a envie de voir.
Il apercevait plusieurs silhouettes en mouvement qui se détachaient sur le fond d’embruns, près des rochers les plus proches. Il crut défaillir en les comptant : il y en avait une bonne vingtaine, sinon une trentaine.
Le claquement sec des coups de pistolet résonna jusque dans la crique, et Bolitho comprit que Pyke et sa troupe faisaient leur travail. Il entendit des cris qui venaient de la plage, des tintements de métal : quelqu’un avait dû lâcher son arme dans les rochers.
— C’est le moment, on fonce ! ordonna Bolitho.
Il se rua sur le cheval, détacha de son support la lanterne qui tomba en flammes dans le sable mouillé. Fou de terreur, le cheval se cabra ; d’autres coups de feux éclataient au-dessus d’eux.
Ses compagnons hurlaient comme des fous. Il aperçut Babbage qui se débarrassait d’un adversaire et se précipitait sur l’autre lanterne.
— Abattez-moi ces brigands ! cria une voix.
Puis un cri de douleur, une balle venait d’atteindre sa cible.
On apercevait des silhouettes un peu partout, des hommes qui tentaient de se mettre à l’abri pour échapper au feu de Pyke.
L’un d’entre eux se rua en avant ; Bolitho tira, et l’homme s’écroula sur la plage, le visage convulsé.
D’autres arrivaient, plus hardis depuis qu’ils avaient compris ce qu’ils avaient en face d’eux : trois hommes…
Bolitho commença à croiser le fer avec l’un d’eux, pendant que Babbage, taillant du coutelas, s’occupait de deux autres.
L’adversaire de Bolitho était véritablement enragé. Il entendit tout de même Trillo pousser un grand cri en succombant dans la mêlée.
— Et voilà pour ta gueule ! grommela l’homme entre ses dents, tu vas mourir, satané fouineur !
Complètement épouvanté par l’approche de la mort, Bolitho eut tout de même un sursaut : lui, se faire traiter de gabelou, c’en était trop !
Il se souvint instinctivement de ce que son père lui avait appris autrefois : tordant son poignet de toutes ses forces, il réussit à faire sauter le sabre de son adversaire et, tombant sur lui, le fendit du cou à l’épaule.
Il sentit un choc à la tête, tomba à genoux, vaguement conscient de ce que Babbage essayait de le protéger à grands coups de couteau.
Puis il sombra lentement, sentit le contact du sable humide sur sa joue, désormais à la merci de ses ennemis.
Il n’en avait plus pour longtemps, il entendait les chevaux, des cris, mais cette douleur dans la tête, cette douleur…
Sa dernière pensée fut pour sa mère : pourvu qu’elle ne le vît pas dans cet état !